Benoît ROUSSET, de professeur d’Histoire-Géographie à la co-direction de la brasserie RAGNAR à Rouen
Qu'est-ce qui vous avait motivé pour devenir professeur d'histoire-géographie, et que retirez-vous de ces deux années d'expérience ?
L’histoire et la géographie ne sont généralement pas les matières les plus appréciées par les élèves, et sont même un peu déconsidérées dans notre société. Je crois cependant, depuis assez jeune, qu’elles sont essentielles pour comprendre le monde dans lequel nous vivons et pour former des esprits libres et responsables. Enseigner n’était pas pour autant une évidence, du moins pas dans le secondaire. Ma passion pour l’histoire, ainsi que la littérature, me portait plutôt vers la recherche universitaire ; les circonstances m’ont conduit à devenir professeur en collège.
J’en retire malgré tout des éléments positifs, en premier lieu l’épanouissement de compétences : davantage d’assurance à l’oral, particulièrement devant un auditoire nombreux (et diversement concentré), ou encore le plaisir de la transmission. Également de belles rencontres humaines, du côté des collègues comme des élèves. Mais aussi des éléments plus nuancés, notamment une vision assez pessimiste de l’état de notre système éducatif et de son avenir.
Récemment, un de vos amis vous a proposé de contribuer à son projet de créer une brasserie dans un lieu très atypique. Pouvez-vous nous le décrire, et toute la logistique que sa réalisation a supposé ?
Il y a trois ans, Pierre-Marie Soulat, qui est à la fois un très bon ami et un entrepreneur-né (passé lui aussi par des études d’histoire), m’a effectivement proposé de l’accompagner dans son projet de création d’une brasserie artisanale. A ce projet, s’est rapidement greffée l’idée de réhabiliter l’ancienne église Saint-Nicaise de Rouen, pour en faire une Eglise-Brasserie. Ce modèle existe déjà aux Etats-Unis ou aux Pays-Bas et consiste à installer un lieu de production et de dégustation de bières dans une église désacralisée. Nous projetons donc d’y ouvrir, à horizon 2023, un tiers-lieu mettant en valeur ce patrimoine exceptionnel ainsi que l’artisanat local. Sur un plan économique, il s’agit de redonner une pérennité au lieu grâce aux revenus brassicoles.
La logistique du chantier n’a pour le moment pas commencé : une étude architecturale approfondie est encore nécessaire. Cet ambitieux projet patrimonial repose par ailleurs sur la solidité de notre Brasserie Ragnar, implantée non loin de Rouen depuis début 2020. Quant à la « logistique » plus personnelle, ma reconversion s’est appuyée sur la reprise d’une formation professionnelle, avec un Executive MBA en stratégie.
Ce projet a-t-il contrarié, interrompu votre engagement pour le métier de professeur ? Comment avez-vous vécu cette décision à prendre de démissionner ?
Ma deuxième année d’enseignement m’a confirmé que je n’avais pas la vocation pour enseigner au collège. Au-delà de ce constat, elle m’a permis de prendre conscience et d’expérimenter les nombreuses failles structurelles qui gangrènent l’Education nationale. Pour le dire en deux mots, dans un contexte social et éducatif complexe tel que celui où je me trouvais, l’institution s’avère pratiquement incapable de déjouer le piège de la reproduction sociale, et de donner aux élèves la liberté de choisir une voie qui leur plairait et où ils pourraient s’épanouir. La faute ne repose pas uniquement sur l’institution, mais ses manques flagrants – de moyens financiers et humains, de considération des personnels – aggravent sans aucun doute le problème.
La proposition de rejoindre l’aventure de la Brasserie Ragnar est arrivée alors que j’avais déjà pris, en conscience, la décision de démissionner de l’Education nationale. Le choix s’est donc surtout joué entre participer à ce projet, ou bien me reconvertir dans un autre domaine.
Comment envisagez-vous l'avenir maintenant ? Quels sont vos projets de développement ?
Mon avenir personnel se vit pleinement dans l’entrepreneuriat : création d’une entreprise et développement de celle-ci, avec une appétence particulière pour la stratégie et le développement international. A moyen terme, j’aimerais également revenir à une démarche de transmission dans ce domaine, grâce à l’expérience acquise sur le terrain.
La Brasserie Ragnar va continuer de se développer, afin de toucher toujours plus les Normands – et au-delà ! Nous comptons également faire vivre l’ancienne église Saint-Nicaise jusqu’à sa restauration et sa réouverture au public. Le jardin du presbytère, le long de celle-ci, est quant à lui déjà accessible. Nous y installons cet été un bar éphémère, un peu à la façon des Biergarten allemands, et dont l’offre se veut un avant-goût de celle de la future Eglise-Brasserie : les bières Ragnar à la pression, accompagnées de planches de produits locaux (charcuteries et fromages produits en Seine-Maritime).
Si vous aviez à conseiller un professeur souhaitant démissionner pour créer son entreprise, quelles erreurs devrait-il éviter, à quoi devra-t-il penser en priorité ?
Il faut avoir en tête que c’est un choix définitif, la démission faisant perdre de facto le bénéfice des concours d’enseignement. Il me semble nécessaire d’anticiper la suite et d’avoir, au moment où la démission devient effective, un projet d’entreprise clair et déjà un peu avancé (éventuellement accompagné d’un complément de formation). La viabilité de celui-ci peut d’ailleurs aider à poser ou non le choix de la démission.
Un autre élément important à prendre en compte est bien sûr l’absence de revenus, mais aussi l’entre-deux administratif que la nouvelle situation peut créer. Le temps que l’entreprise soit formellement enregistrée et donne un statut officiel à son créateur, on se retrouve en effet dans une zone grise à la fois pour Pôle emploi et pour la Sécurité sociale : pas encore enregistré comme salarié du privé, mais plus membre de la fonction publique pour autant ; sans activité professionnelle officielle, mais pas non plus en recherche d’emploi… on ne rentre dans aucune case. C’est une position bancale qu’il est préférable de dénouer rapidement.
Sur la forme enfin, le meilleur moyen pour éviter de voir sa démission refusée par le rectorat (le plus souvent au motif de la « nécessité de service ») est de se caler sur le rythme de l’administration. J’ai par exemple demandé que la mienne soit effective au 1er septembre, date où se fait la bascule administrative d’un établissement à un autre en cas de mutation. Faciliter le travail des services du rectorat revient ainsi à faciliter sa propre démission.
POUR ALLER SAVOURER UNE BONNE BIERE
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